Souvenirs et réflexions

1°) Introduction

Kaushiki Chakrabarty – Mishra Charukeshi Thumri

Nous sommes en 1953. J’ai 10 ans. Je suis un enfant heureux, gâté et insouciant. Je suis inscrit au catéchisme mais je n’adhère pas aux enseignements du curé sur le Paradis. Mes parents, catholiques non pratiquants, ne m’obligeront bientôt plus à assister aux cours de Monsieur le Curé. Papa se dit agnostique et Maman qui a été élevée dans une famille catholique pratiquante cherche « autre chose ». Mes parents sont séparés depuis peu. Une cloison sépare l’appartement en 2. Maman pleure quelquefois. Sa vie est difficile. Elle travaille beaucoup, s’occupant des affaires de Georges Lillaz. Georges Lillaz, milliardaire, propriétaire du Bazar de l’hôtel de ville (grand magasin du bricolage) finance de nombreuses associations caritatives dont l’Abbé Pierre et SOS Amitié qu’il a créé. Il s’intéresse également à la spiritualité indienne. Il a avec Maman une relation de totale confiance, d’amitié et de respect. Maman, qui s’implique totalement dans ses affaires y compris l’aspect caritatif, est sa conseillère. Ainsi naissent les discussions sur la philosophie Indienne. Georges Lillaz conseillera à Maman de rencontrer Raja Rao, Indien écrivain et poète qui réside à Paris chez sa maitresse.

Raja Rao

Raja est un personnage extraordinaire (Wikipedia). Maman m’emmenait donc le soir pour écouter Raja. Le plus souvent, il était couché dans son lit et nous contait la philosophie Indienne à travers des anecdotes et récits qui, pour un petit garçon, étaient fascinants. Sous son aspect physique, un peu souffreteux, plutôt ingrat (voir photo),

 Il dégageait un rayonnement et un charme magnétiques. Ses histoires nous emmenaient dans la magie de l’Inde auprès d’un Sage indien qui enseignait le Vedanta à Trivandrum, capitale du Kerala située au sud de l’Inde.

Il fut bientôt évident pour Maman qu’elle devait se rendre à Trivandrum pour profiter de cet enseignement qui pourrait répondre à ses questionnements. Quelle force d’amour elle avait pour vouloir m’emmener avec elle ? Cela me laisse encore tellement reconnaissant…

Elle a donc écrit à Sri Krisna Menon pour lui demander la permission d’emmener son petit garçon. J’ai encore la réponse affirmative du Sage…

2) Le voyage

La tête de Papa ! Ma femme est folle ! Peu importe. Le voyage se prépare. Nous partirons fin août après la mousson pour 3 semaines. Je ne me souviens plus si j’ai manqué la rentrée des classes… Nous passons des vacances agréables à Blonville puis c’est le départ.

Nous nous retrouvons à l’aéroport d’Orly (Roissy Charles de Gaulle n’existe pas encore) accompagnés par notre fidèle Simone 



 Nous allons embarquer dans un super Constellation de la compagnie TWA (environ 60 passagers, 530km/h). Un mot sur les conditions d’embarquement : c’est beaucoup plus simple que maintenant. Un passage à la douane, pas d’inspection de sécurité et on embarque directement. Le voyage commence. Quelle excitation pour un petit garçon qui n’a jamais pris l’avion ! Les escales s’enchainent.  Rome, Le Caire, Bassora… La gentillesse des hôtesses qui me dorlotent…
A chaque escale, on descend dans l’aéroport pendant que l’avion fait le plein. Quel dépaysement ! A Bassorah, on est dans le désert avec les femmes voilées toutes en noir. Combien de temps nous aurons mis pour atteindre Bombay, notre destination ? Je ne sais pas, en tout cas plus de 24 h. Nous atterrissons à Bombay de nuit.  Les Indiens ouvrent la porte de l’avion et nous aspergent de flytox pour nous désinfecter puis ils referment la porte. Bonjour le premier contact avec l’Inde ! Je crois que j’ai vomi…

Enfin après les formalités de douane (c’est toujours un peu long avec les Indiens, ils aiment bien la bureaucratie dont ils ont hérité des Anglais), nous prenons un taxi pour nous rendre à notre hôtel. Premier choc ! Comme nous traversons les banlieues, des milliers de gens couchent dans la rue ! Et le contraste avec notre palace. Le Taj Mahal, hôtel mythique au bord de la mer d’Arabie, la porte de l’Inde.

 Nous ne restons pas longtemps à Bombay et nous repartons à Madras par Air India. Je n’ai plus de souvenirs précis mais je pense que nous avons visité les sites de Mahabalipuram où nous retournerons avec Flo (votre Grand-Mère) vingt ans plus tard (voir plus loin). Le voyage se poursuit, sans doute Cochin. Les trajets en avion sont agréables, les pilotes nous invitent dans le poste de pilotage et nous survolons les paysages à basse altitude. Enfin nous arrivons à notre destination finale : Trivandrum, capitale du Kerala.

Dans un premier temps nous allons loger à l’ancienne résidence du gouverneur anglais de l’état. Nous avons une chambre qui doit faire 100m2 ! Nous sommes servis par des Indiens en turbans et dans la salle à manger la table doit faire 20m de long ! le parc est majestueux avec des fleurs et des arbres tellement différents de ce que je connais. C’est un rêve.

Nous ne restons pas à la résidence. Maman a loué avec d’autres disciples une villa avec un cuisinier. Et la vie à Trivandrum va s’organiser…

3°) La vie à Trivandrum 

Nous sommes donc dans une villa avec d’autres disciples. Ce sont des Français qui vivent en Argentine. Nous faisons dans la journée beaucoup de visites. La plage de Kovalam est un paradis.

 Nous visitons les temples hindouistes si caractéristiques avec les sculptures de toutes ces divinités, nous allons également au cap Comorin qui est la pointe de l’Inde. Tout cela est merveilleux. Nos amis m’ont adopté et me surnomme le « Martyr ».

Sri atmananda

L’Inde, c’est un choc ! La surprise, l’étonnement…La vache qui bouscule, le mendiant au visage hirsute et bariolé de peinture qui vous regarde en souriant, la petite Fille aux grands yeux qui tend la main, le marchand de poudres aux couleurs vives qui servent aux maquillages, le marchand de colliers de fleurs, les temples, les petites échoppes ou l’on vend de tout, les indiens en dhoti qui crachent le bétel, la lumière, les odeurs…

Chaque soir, vers 17 heures, à la tombée de la nuit, nous nous rendons chez Sri Krisna Menon pour l’écouter. Nous sommes une cinquantaine, Indiens et Européens. Le Sage est dans son fauteuil et va parler en anglais pendant environ une heure. Tout le monde est recueilli. Certains posent des questions auxquelles le Sage répond.

 Bien sûr je ne comprends pas l’anglais mais l’ambiance, l’atmosphère m’imprègne de sérénité. Après, nous allons avec nos amis à la « coffee shop » où ils discutent des derniers enseignements en buvant et en mangeant des noix de cajou. Un délice ! Ces discussions se font dans la joie, la bonne humeur et l’humour. Le « Martyr » écoute et parfois intervient. Ma condition de « Martyr » me donne un privilège, une sorte de sainteté et d’innocence !

Nous allons vivre comme cela quelques moments de bonheur. Le temps n’a plus d’importance. Maman est heureuse…

Et il faut repartir. Ce sont nos adieux à Sri Krisna Menon. Moment inoubliable, nous sommes tous les deux en pleurs mais ce n’est pas de la tristesse, c’est notre « ego » qui s’efface.

Nous reprendrons l’avion pour Bombay avec au cou des colliers de fleurs…

4°) Le retour

Billy Preston – My sweet Lord

La vie reprend son cours normal. Je retourne au lycée en 6ème. Je suis imprégné par cette expérience. Nous continuons à rendre visite à Raja régulièrement avec d’autres disciples. Je continue ma vie d’écolier insouciant, heureux et paresseux. J’ai de longues discussions avec mon copain Serge Larigaldie (le communiste) qui me traite de mystique ! Maman retournera en Inde une ou deux fois. Sri Krisna Menon décède en 1959. L’enseignement du Vedanta est repris par son Fils. Maman retournera plus tard à Trivandrum mais ne trouvera plus cette merveilleuse atmosphère remplacée par une sorte de dévotion religieuse propre à un certain nombre d’Ashram. Il faut savoir que l’Inde possède un grand nombre de lieux d’enseignement de la spiritualité Indienne tirée des textes sacrés (Upanishads) publiés il y a plus de 2000 ans. Ces textes ont ensuite inspiré l’Hindouisme. Je dirai que le Vedanta est une philosophie de l’existence et je ne pourrai décrire que les influences qu’elle a eu sur ma vie.

« I am no body-I have no body. I am no mind- I have no mind. I am no doer. I am no enjoyer. I am pure consciousness which knows no dissolution.” Atma-Nirvriti, Sri Krisna Menon.

Il y a donc dans l’existence un grand mystère qui nous est caché par le caractère artificiel de nos vies. Ce mystère, certains le cherchent dans la Religion, d’autres dans la Science. Tous ces chemins sont estimables car ils peuvent conduire à un certain détachement de notre « carapace ».

En me lisant mes petits enfants vont se dire « Papy il délire ! ». Je reviens donc à un récit plus factuel. Oui, j’ai été pénétré par cette philosophie sans vraiment m’en rendre compte. J’ai raconté comment ma jeunesse insouciante et heureuse s’est déroulée. Au fur et à mesure que je vieillissais mes lectures et certaines discussions me renforçaient dans ma croyance. Un texte poétique comme le Petit Prince est tellement simple et profond. Nous l’écoutions souvent avec Maman récité par la merveilleuse voix de Gérard Philipe et nous étions toujours émus. Plus tard, j’ai lu des auteurs comme Herman Hesse (Le loup des steppes) qui se rapproche de la spiritualité Indienne.

Je suis donc arrivé ainsi à l’âge adulte…

5°) La suite

J’ai raconté mes études. Toujours veinard, j’ai échappé à la guerre d’Algérie et j’ai fait un service militaire de rêve au centre atomique de Saclay dans le laboratoire de physique des plasmas ou j’ai réalisé une thèse théorique sur le chauffage d’un plasma par la résonance hybride inférieure (j’espère que vous me suivez !) Pendant ce temps, j’emménageais dans un superbe appartement avec terrasse et je me mariais avec votre Grand-Mère, épouse merveilleuse qui m’a donné vos Parents. Il faut raconter, pour comprendre le mystère de la vie et la poésie du hasard, comment nous nous sommes rencontrés :

Chaque année en septembre, au Racing (mon magnifique club sportif), il y avait un tournoi de tennis où les meilleurs joueurs se rencontraient. A cette occasion, les membres pouvaient inviter des amis de l’extérieur. C’est ainsi qu’une de mes copines avait invité Flo Flo. Et c’est comme cela que nous nous sommes connus. Je n’ai pas perdu de temps et je l’ai raccompagné chez elle et une idylle est née. Vous aurez tous dans votre vie de ces moments de pur hasard qui modifie le cours de l’existence…

Nous nous sommes mariés, la petite Elodie est née et nous sommes partis à Washington où j’ai travaillé au National Bureau of Standards (NBS) sur la réalisation d’un plasma d’hydrogène en vue de fabriquer un étalon de luminance dans le domaine ultraviolet. Je reviendrai peut-être plus tard sur cette période mais je voudrai revenir sur mon sujet qui est l’Inde.

Nous sommes rentrés à Paris et Eva est né en 1973. Je travaillais à l’Institut National de Métrologie et j’avais pas mal de vacances. J’étais toujours attiré par l’Inde et nous avons donc décider de faire un grand voyage.

Nous sommes partis le 27 octobre 1973 et revenu le 2 décembre. Quel voyage ! New Delhi, Bénares, Kathmandu, Calcutta, Madras, Bangalore, Cochin, les parcs dans les montagnes et Trivandrum. Retour à Kovalam qui est encore intact (on commence à construire les premiers hôtels) et courte visite dans la maison de Sri Krisna Menon. Il n’y a rien de particulier, tout est resté en état, ce n’est pas un musée. Je ressorts en pleurs, bouleversé… Flo Flo est interloquée mais que dire ?

6°) Un autre témoignage

Il est intéressant de reporter ici le témoignage de David sur les Indiens après son voyage en Inde en 2005 :

« Que dire des Indiens, entre ceux qui ne se comprennent pas entre eux, ceux qui ne comprennent pas comment vous êtes arrivés là, ceux qui ne comprennent pas que l’on ne se baigne pas dans le Gange, ceux qui dressent des cobras, ceux qui essayent de vous « enculer » à tout prix avec le sourire, ceux qui vous « enculent » et vous sentez rien, ceux qui vous font pleurer de joie, de tristesse, d’émotion, ceux qui savent votre avenir et votre nom, ceux qui rigolent quand ils voient votre gueule, ceux qui sourient sans dents et qui s’en foutent, ceux qui parlent tout seul, ceux qui ont les meilleurs produits du monde que jamais vous ne retrouverez, les médecins qui vous soignent à coup de paracétamol exclusivement, ceux qui vont vous préparer des plantes dans la forêt pour vous guérir, ceux qui détiennent les clefs de votre bonheur et de votre karma, ceux qui chantent toute la nuit, ceux qui avancent en rampant et en priant… et tant d’autres qui nous ont faits tant d’émotions …à tous les âges. »

7°) Conclusion

Nina Simone  – everything must change

Voilà l’essentiel.  Une expérience incommunicable, même auprès des êtres les plus chers, mais qui avec le recul peut conduire à quelques réflexions :

Tout d’abord, le monde que nous appréhendons n’est pas la réalité. Cette affirmation est confirmée par la recherche en physique. Les développements en mécanique quantique (dualité ondes-corpuscules, principes d’incertitude, intrication, théories des cordes, multiverses…), les théories de relativité, redessinent les 3 concepts fondamentaux que sont le réel, la cause et le temps.

La science est une approche. Je suis persuadé que les recherches dans d’autres domaines que sont par exemple la biologie ou les sciences cognitives conduiront à des conclusions similaires.

Mais il y a aussi, je crois, des approches plus personnelles que chacun de nous possède en soi et qui peuvent conduire à des moments de sérénité. Quand certaines conditions sont réunies ce sont des moments de bonheur, de plénitude, d’oubli de soi. L’égo s’efface…

Il n’y a donc pas d’enseignement à donner. Chacun fera sa vie. Il faut peut -être simplement se dire que c’est un passage… Que l’on est le témoin de soi-même…

Quelques livres reliés au sujet :

  • Le petit Prince de Saint Exupéry
  • Le loup des steppes Hermann Hesse et d’autres livres du même auteur
  • Un sage est sans idées François Jullien
  • Une certaine réalité Bernard D’Espagnat
  • Vivre Mihaly Csikszentmihalyi (la version anglaise est meilleure)
  • La flamme de l’attention Krishnamurti et ses autres livres
  • Candide au pays des Gourous Daniel Roumanoff (le Père d’Anne Roumanoff)
  • Le Tao de la physique Fritjof Capra
  • On trouvera une littérature abondante sur Advaita Vedanta sur le Net…

Le prochain sujet sera Giri Nilayam où l’appel de la Montagne…

N’oubliez pas que ce travail n’a de sens que si vous réagissez. Exprimez vous !

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Commentaires

@peepso_user_18(Christian )
Quel beau texte, touchant et très personnel ! J'ai voyagé en le lisant; les descriptions, les images tout nous permet d'être là pour ce périple en Inde. Avec l'ajout des photos, vidéo et de la musique, c'est vraiment superbe. On se doute que David a aussi mis un peu de lui dans la mise en page, c'est beau de voir ce travail de père et fils.

Cela m'a permis de me rappeler les échanges que j'avais eus avec "la grand-mère" sur ces voyages en Inde qui m'avait bien intrigué à l'époque. J'ai aussi de beaux souvenirs de discussion avec Papy sur la philosophie indienne Vedana et sur ce voyage initiatique. Et finalement, David avec sa flûte indienne Bansurî qui, lorsque'il en joue, met toujours une belle ambiance. Tout ça me fait réaliser comment les expériences se transmettent entre générations et que malgré nos différences, il y a toujours un lien qui se crée dans une famille qui transcende le temps.

J'aime bien aussi la phrase au sujet du grand mystère : "Ce mystère, certains le cherchent dans la Religion, d’autres dans la Science". Je suis sûr que Papi pourrait aussi ajouter que ce mystère certains le cherchent aussi dans les Arts. Cependant, à voir le dessin de Papy, un mélange de Dali et de Picaso, on se dit; heureusement qu'il est devenu physicien ha!ha!

Merci de partager cela avec nous!
il y a 3 ans
@peepso_user_5(patrick)
Merci Christian de ces beaux commentaires. J’espère que nous aurons bientôt l’occasion d’avoir de belles discussions. C’est toujours un grand plaisir d’échanger avec toi.
il y a 3 ans
@peepso_user_13(Stéphane Chrzanowski)
L'histoire de ta mère au Kerala et cette rencontre et ces échanges avec le gourou n'est effectivement pas banale. Tu as vécu des moments exceptionnels.
J'ai été frappé de mon coté, en Inde du nord cette fois, par les Bouddhistes au Ladakh et leurs coreligionnaires persécutés au Népal (en 1994)

S'il s'agit ici de poser des questions : faut-il aller si loin, rechercher de l'exotisme, pour trouver de la spiritualité ? Je pense aux retraites dans les monastères dans les montagnes françaises, les pèlerinages (St Jacques de Compostelle pour ne ce citer que celui-là)
il y a 3 ans

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